Peint en 1876, La jetée à Trouville sur Mer constitue l’un des exemples les plus aboutis du travail de Bellet du Poisat dans le domaine du paysage. D’abord influencée par Delacroix, dominée par la peinture d’histoire et la peinture de genre son œuvre évolue vers 1870, se tournant de plus en plus – au gré des séjours qu’il effectue aux Pays-Bas, à Genève, en Normandie puis en Provence – vers le paysage.
Si cet intérêt pour le paysage se manifeste dès 1866 avec les tableaux qu’il peint en Hollande, il semblerait que sa présence à Londres, à l’époque où Paul Durand-Ruel débute son activité de marchand, ait confirmé Bellet du Poisat dans cette nouvelle orientation, ceci en lien avec la présence, en Angleterre, d’artistes français fuyant la guerre Franco-Prussienne de 1870 puis les « désordres » de la Commune (Daubigny, Monet, Pissarro, etc.).
Présentes dans la plupart des expositions de la Society of French Artists organisées dans sa galerie londonienne par Durand-Ruel, les œuvres de Bellet du Poisat vont, dès le début des années 1870, se retrouver dans quelques-unes des collections françaises les plus célèbres : celle du négociant Hoschedé ou celle du baryton Faure qui comptent au nombre des premiers et plus importants collectionneurs de peinture Impressionniste.
Bien que ne prenant part à aucune des expositions dites « Impressionnistes » organisées à partir de 1874 à Paris, le nom de Bellet du Poisat est souvent associé par la critique, aussi bien britannique que française, aux artistes illustrant cette tendance. De fait, La jetée à Trouville se rapporte à un site souvent peint par les artistes pré-impressionnistes (Boudin, le jeune Monet, etc.) un motif presque récurent, chez les peintres, de plus en plus nombreux à se rendre en Normandie après l’ouverture d’une ligne de chemin de fer reliant Paris à Deauville.
Si La jetée à Trouville est conforme à la manière claire, à la palette aux couleurs franches, des Impressionnistes, elle s’éloigne de la finesse et des tonalités nacrées de Boudin refusant tout autant l’évolution des jeunes Impressionnistes vers l’utilisation, dans leurs tableaux, d’une touche de plus en plus fragmentée, menue et fortement dissociée, provoquant la désagrégation du sujet. Préparé par des esquisses réalisées sur le motif, le tableau – compte tenu de ses dimensions – a certainement été réalisé en atelier.
Depuis ses débuts, Bellet du Poisat a été remarqué (et parfois critiqué) pour sa manière franche, puissante et directe de traiter le tableau. S’intéressant au paysage, il ne cède rien à un genre longtemps jugé mineur et propice à l’effet. Poussant très loin les contrastes entre la crudité des blancs et la profondeur d’une mer émeraude, jouant subtilement des trainées de nuages éveillant le bleu d’un ciel immense, de la blancheur de l’écume, arrachée aux vagues, frisant la surface, saturant la couleur des flots … il demeure fidèle à la manière dense et au chromatisme des premiers Monet, à la fermeté des rares marines de Manet …
Cette forme de radicalité, qui s’applique aussi à la manière simple et efficace de construire le tableau (l’espace marin fendu par la jetée), se retrouve dans le traitement abrégé des figures éludant toute forme de pittoresque, contournant, par-delà la vie qu’elles insufflent au tableau, l’écueil de l’anecdote. Le point de vue choisi, tourné de la pointe de la jetée vers la terre ferme, constitue une singularité qui tranche avec les vues, souvent convenues, qu’ont donné de ce site la plupart des peintres qui s’y sont intéressés.
Dans le catalogue du Salon de Lyon de 1883, il était écrit que :
Dans tous ses voyages, il observe constamment, mais il peint peu sur nature prenant seulement des croquis et quelques notes colorées, puis, de retour dans son atelier, il évoque tous ses vivants souvenirs et les traduits sur la toile avec un cachet de sincérité et de fidélité qui prouve la puissance de ses impressions […] Il était surtout coloriste, et les harmonies, les oppositions de tons l’impressionnaient fortement ; dans certains de ses paysages, il peint avec une crudité, une audace de couleurs étonnantes; ailleurs, au contraire, il est doux, harmonieux, dans les gammes très fines et délicates .
Concernant le tableau présenté ici, le peintre et critique Joseph Guichard (1806-1880) rendit compte du Salon de Lyon de 1884 et écrivait à propos de ce tableau :
Les pieds me brûlent de me promener le long de votre Jetée de Trouville, certain que je serai d’y découvrir quantité d’effets exquis. Quel magicien vous êtes ! Une guérite, des mains courantes en sapin badigeonnées d’un ton clair comme premier plan, voilà de quoi pour cinquante peintres habiles, se casser le nez. Pour vous, c’est un contraste de valeurs dont vous tirez un parti immense. Je ne connais qu’un artiste gentilhomme campagnard capable de donner l’ut de poitrine de la palette comme vous. C’est M. Ravier. Fallait-il l’entendre déguster votre jetée, vous auriez bu du lait….