La paire d’escarpin May I, fabriquée en Italie, arbore un talon aiguille et un bout ouvert à l’avant où le tissu forme deux plis retroussés. Tout l’extérieur de la chaussure est couvert de satin de soie imprimé. Le motif représente des petites plumes de couleur rouge, placées de manière très serrée comme des écailles.
Il s’agit d’un don de la maison Roger Vivier, à l’occasion de l’exposition Plumes. Motif et spectacle, présentée au Musée de Bourgoin-Jallieu du 29 avril au 23 octobre 2011. Cette exposition explorait le motif de la plume dans l’impression textile, motif également très présent dans les collections du musée.
Cette acquisition est d’autant plus intéressante que le musée possédait déjà le dessin original, à la gouache, du motif imprimé sur le tissu des escarpins. Intitulé « Colvert », il représentait les plumes dans des tons vert et bleu. Réunis, ces deux objets permettent donc de restituer l’histoire d’un motif, mais témoignent également des liens commerciaux et industriels entre différentes entreprises textiles de Rhône-Alpes et les prestigieuses maisons de Mode.
Le dessin original et la société Henry Dolbeau
Ce dessin réalisé à la gouache est daté des années 1950. Il faisait partie des archives textiles de la société Henry Dolbeau. Cette entreprise d’impression sur étoffe représentait environ 15 % de la production textile en Rhône-Alpes entre 1940 et 1960, et a définitivement fermé ses portes en 1975.
Initialement implantée à Lyon dès 1913, l’entreprise s’agrandit en 1919 en ouvrant une usine sur Jallieu. Il s’agit d’une entreprise innovante. L’associé d’Henry Dolbeau, l’ingénieur Louis Buynand, est en effet l’inventeur de l’impression au zinc, l’ancêtre de l’impression au cadre plat dite « à la lyonnaise ». C’est également lui le premier à utiliser une racle pour appliquer les couleurs.
En 1923, suite à des désaccords commerciaux, les deux associés se séparent. Les deux entreprises ne ferment pas pour autant, et Henry Dolbeau garde la fabrique de Jallieu qui prend le nom d’ « Établissement Henry F. Dolbeau ». Il réalise de nombreux investissements qui se révèlent fructueux, notamment sur le plan technique. En 1930, l’homme d’affaire a le sentiment d’avoir exploité au maximum son entreprise. Ce sentiment est renforcé par le Krach boursier de 1929 aux États-Unis. Anticipant l’arrivée des difficultés économiques en France, il prend les devants et vend l’entreprise à la famille Gaudin, qui exploite une usine de teinture et d’apprêt dans la ville. N’ayant pas anticipé la crise, quatre ans plus tard, ceux-ci sont obligés de revendre l’entreprise d’impression sur étoffe. C’est Henry Dolbeau qui rachète leurs parts, quatre fois moins cher que ce qu’il en avait obtenu en 1930.
Petit à petit, le caractère familial de la société disparaît au profit d’une industrie purement capitalisée. L’entreprise traverse les différentes crises textiles et économiques qui rythment les années 1940, et bénéficie d’un gros volume de production. Mais entre les années 1960 et 1970, le marché se resserre beaucoup et l’entreprise n’arrive pas à faire face. Elle est alors rachetée par la société lyonnaise Legrand, spécialisée dans le tissu de maillot de bain, et finit par fermer ses portes en 1975.
Une commande des établissements Bucol
Les annotations sur le dessin nous apprennent qu’il s’agit d’une commande des établissements Bucol, pour lesquels l’entreprise Dolbeau a réalisé la photogravure des deux cadres nécessaires à l’impression du motif. Les archives de Bucol détiennent d’ailleurs une empreinte et un rebrack de satin de soie de ce motif n°151 6895, le présentant sous différentes couleurs dont le rouge des escarpins (un rebrack ou robrac est une suite d’échantillons de tissus présentant le même motif dans différentes couleurs).
La maison Bucol est fondée en 1924 par Charles Colcombet et le fabricant de tissus Claude Buchet. Installée à Lyon, ses créations textiles sont rapidement diffusées dans le monde entier. Elle conçoit des tissus pour les maisons de haute-couture et le prêt-à-porter haut de gamme. Il s’agit d’une entreprise innovante, qui sans abandonner les fibres naturelles a dès l’origine travaillé les fibres artificielles et synthétiques, créant de nouveaux fils et procédés de filature.
En 2001, Bucol a intégré la Holding Textile Hermès (HTH), lui apportant son usine de tissage, ses précieux savoir-faire et surtout son immense fonds d’archives, constitué de dessins et tissus. Ceux-ci sont mis à disposition de ses clients : Bucol les réédite, les adapte et les renouvelle pour eux.
Les escarpins Roger Vivier
C’est donc à Bucol que la marque Roger Vivier s’est adressée en 2010 pour créer May I.
La maison Roger Vivier est une prestigieuse maison de chaussures, fondé par Roger Vivier (1907-1998). Originaire de Paris, cet orphelin suit des études secondaires auxquelles il n’accorde que peu d’importance. Dans l’espoir de devenir sculpteur, il s’inscrit à l’École des Beaux-Arts de Paris. C’est grâce à des amis fabricants de chaussures, qui lui demandent par hasard de dessiner quelques modèles, qu’il décide de se lancer dans l’apprentissage du métier de bottier. Dans les années 1930, il fréquente des lieux tels que le Moulin Rouge, le Casino de Paris et les Folies Bergères et crée ses tout premiers souliers pour Mistinguett et Joséphine Baker, chanteuses et actrices.
Il ouvre sa propre maison au 22 rue Royale à Paris en 1937. Ava Gardner, Marlène Dietrich, Cary Grant, Jacky Kennedy ou encore Elizabeth Taylor font partie de ses clients. À partir de 1953, il collabore également avec Christian Dior, qui lui confie la réalisation de la première paire de chaussure de la maison de haute couture. C’est la première fois qu’un créateur de mode associe son nom à celui d’un bottier. Il est également le premier français à travailler pour la famille royale anglaise, et réalise les souliers en cuir de chevreaux doré sertis de rubis que porte la reine Elizabeth II à l’occasion de son couronnement.
Durant toute sa carrière, Roger Vivier invente et réinvente le soulier féminin : en 1953, il crée le talon Boule orné de strass pour Marlène Dietrich. L’année suivante, il invente le talon aiguille en affinant la pointe du talon qui passe de 6 cm à 8 cm. En 1959, après de nombreuses recherches pour trouver le juste équilibre entre épuration et tension de la ligne, il fait naître le talon Choc. Celui-ci est suivi en 1963 du talon Virgule, dont la première lettre rappelle celle de son nom. Quatre ans plus tard, il lance la collection La Belle Vivier, des souliers habillés d’une boucle en métal devenue emblématique. Catherine Deneuve les portera lors du tournage du film de Luis Brunuel Belle de Jour en 1967. Puis c’est au tour de Brigitte Bardot de porter les cuissardes noires du créateur sur son Harley Davidson. En plus de créer de nouvelles formes de talons, il expérimente également l’ornementation de ses souliers, utilisant des matériaux tels que la soie, le tulle, les rubans, les perles, les joyaux ou encore la broderie, habituellement destinés aux chapeaux.
La disparition du créateur en 1998 entraîne une baisse d’influence de la marque, qui connaît aujourd’hui un 2nd souffle.